Première visite à Pacem Minara [PV: Sinak]

Le pouls du garçon s’accéléra. Devant lui se tenaient d’immenses murs, des tonnes de briques empilées les unes sur les autres, s’étendant à perte de vue. C’était pour lui quelque chose grandiose, impressionnant, intrigant et à la fois terrifiant. Une citadelle comme celle des histoires de sa mère. Pour Kei, le monde se limitait à Kahelli et aux profondeurs de la forêt. Ce qu’il pouvait apercevoir en ce moment précis avait pour lui toujours relevé de l’imaginaire. Rien n’aurait toutefois pu être plus réel que Pacem Minara qui se dressait fièrement au milieu du paysage. Il jeta son regard sur Sinak. Le nain semblait perdu dans ses pensées, fixant le ciel azur qui surplombait le royaume. Il souriait. En l’observant, Kei se sentit heureux à son tour, puisqu’il réalisa qu’ils étaient arrivés à destination. Les deux firent quelques pas supplémentaires et passèrent les portes principales.

La cité grouillait de vie, les nombreux habitants formaient à eux seuls une immense foule qui semblait occuper toute la place disponible pour marcher. Kei essaya de se frayer un passage parmi tous ces gens du mieux qu’il pouvait. C’était une tâche très ardue, car peu de ces personnes semblaient connaître la courtoisie, trop obnubilé par les diverses besognes qu’elles avaient à accomplir. Les rues étaient hasardeuses, les bruits tonitruants et les odeurs des plus diverses. Tous ces changements et nouveaux éléments dérangeaient Kei, qui avait de la difficulté à s’adapter à son nouvel environnement. Il trébuchait partout et n’arrivait pas à s’orienter proprement. Perdu au milieu de toutes ces personnes, il chercha désespérément du regard ses deux compagnons et repéra Rigga sous le présentoir en bois d’un marchand. Ce dernier, agacé, essayait de chasser la bête de son lieu de travail. L’animal était toutefois manifestement trop effrayé pour bouger et ne voulait pas partir de sa cachette. Elle tremblotait et avait les oreilles basses, affichant un air pitoyable. Kei accourut tout de suite vers la chienne, puis s’agenouilla à ses côtés et la serra dans ses bras. Le garçon n’aimait pas la voir ainsi et la cajoler de cette manière était réconfortant tant pour l’un que pour l’autre. Le vendeur poussa un soupir d’exaspération.

-C’est ta bête ça? Ne la laisse pas se promener partout comme ça, c’est dangereux et très désagréable de l’avoir dans les jambes. Aller ouste maintenant, j’ai du travail à faire moi.

Kei observa le marchand puis regarda la foule de gens. Impossible d’apercevoir Sinak. Il s’était accidentellement égaré. Le jeune garçon regretta immédiatement d’avoir détalé vers la chienne sans en avertir son compagnon de voyage. Il était maintenant seul, seul parmi toutes ces nouvelles personnes, ne sachant que faire. Ayant trop peur de s’aventurer en solitaire dans cette masse de gens, Kei balbutia quelques mots incompréhensibles en l’air, ne s’adressant à personne, enlaçant toujours Rigga de ses bras, la tête enfouie dans son pelage. L’homme poussa à nouveau un soupir, cette fois si clairement exagéré, espérant ainsi faire partir l’enfant, mais sans succès. Il abandonna finalement puis retourna à son travail.

Kei après quelques minutes se releva, puis scruta plus attentivement la foule, espérant retrouver Sinak. Il décida ensuite qu’il resterait là, debout, à faire le piquet, jusqu’à ce qu’il localise son compère.

La légère pointe de bonne humeur de Sinak s’envola dès qu’il mit pied à l’intérieur de ces murs. Pourtant, tout ce qu’il voyait là n’était pas une surprise pour lui. Il s’y était préparé. Enfin, plus ou moins.

Il ne voyait que des jambes autour de lui. Parfois quelques dos, et quelques ventres, mais surtout des jambes. Une forêt de membres mouvants qui se déplaçaient de façon désordonnée partout autour de lui. Le nain se surprit à grogner faiblement d’irritation. Qui aurait crû que se déplacer à travers une foule était plus difficile que traverser une forêt impraticable ? C’était difficile, frustrant, fatiguant, irritant, agaçant, énervant, enrageant.

Je déteste les foules. J’hais les gens.

Un homme lui pila sur le pied.
Fais donc attention où tu marches, innocent.

Une femme lui donna un coup de talon sur le genou.
Frappe donc plus fort encore, maudite conasse.

Un enfant lui donna un coup de coude.
Garde tes membres près de toi, sale morveux.

Un elfe le frappa sur la tête en passant.
Vas t’en en enfer, crétin.

Sinak était prêt, à présent, à sortir sa hache et frapper où bon lui semblait autour de lui afin de se créer un chemin. Heureusement, deux choses l’en empêchaient : son bon sens (il venait de songer aux conséquences de ses actes) et sa propre fatigue mortelle. Il savait que dans son état, il ne saurait tenir une lourde arme comme Kehlar convenablement. L’utiliser serait encore plus difficile.
Le nain pesta intérieurement. C’est ça que ça donne, quand tu te lies trop aux gens. Ils sont comme des parasites, ils profitent de ta bonté, te grugent jusqu’aux os, puis, quand tu te retrouve en mauvaise posture, ils t’abandonnent inévitablement. Où sont-ils, Rigga et Kei à présent ? Nulle part en vue, hein ? Rien d’étonnant.
Sinak songea à l’hypocrisie de ses pensées. Il avait tort. Il le savait.
Si Rigga et Kei n’étaient pas près de lui en ce moment, c’était parce qu’ils étaient ailleurs, en mauvaise posture également. Merde. Ce courant humain a réussi à nous séparer.

Prit parmi tous ces gens, le nain se sentait en effet, comme dans une rivière au courant rapide. C’était déstabilisant, essoufflant et impossible à contrôler. Ces rues, ces foules, contrastaient affreusement avec le calme et la sérénité de la forêt. C’était comme se retrouver soudainement dans la mer, pleine d’eau salée, après avoir si longtemps nagé dans un paisible lac. C’était terrible.

Sinak se mit à lutter pour tenter d’avaler une bouffée d’air, mais il était trop faible. Il n’avait rien mangé depuis trop longtemps.
L’eau salée emplit ses poumons et un tourbillon se mit à l’engloutir. Le nain se mit à se débattre frénétiquement, mais tous ses efforts furent inévitablement vains. Une immense vague vint brutalement l’écraser.

Sans savoir comment, le nain se retrouva par terre, abaissé à présent au niveau des pieds. Non, plus bas encore, car ces pieds lui pillaient dessus. Sinak vit à travers sa vision brouillée, le large soulier troué d’un homme écraser cruellement son ventre vide. Il se sentait faible et impuissant comme jamais. Et bien que ses douleurs physiques étaient grandes, c’était sa fierté et son honneur qui souffraient le plus.

À présent étalé de tout son long au milieu de la place publique sale et puante, piétiné par des centaines de gens, Sinak sentait qu’il allait bientôt sombrer dans l’inconscience. C’était tentant, et à un certain point, rassurant. Le nain ne savait plus combien de temps il y avait rêvé, à ce noir. Un noir plat, doux et sans souffrances. Un noir paisible et chaleureux. La paix.

Sinak laissa échapper un soupir. Sa délivrance était proche. Puis, brusquement, il se ressaisit. Non, il ne pouvait pas accepter cette paix maintenant. Il avait encore des choses à accomplir.
Le nain se mit à s’agiter avec empressement, mais il était trop tard. Il avait hésité trop longtemps. Lui laissant juste le temps de réaliser sa peur, l’obscurité absolue l’écrasa de toute sa masse.

Cela faisait à présent plusieurs bonnes minutes que Kei était planté ainsi, raide comme un piquet, à scruter la foule en permanence. Le marchant l’avait déplacé le plus loin que possible de son kiosque, pour éviter de faire fuir les clients, mais l’enfant demeurais tout de même à proximité, avec Rigga à ses côtés. Plusieurs personnes en passant proches du garçon lui jetaient un regard incrédule, suivi parfois de quelques mots discrets soufflés à l’oreille de leur voisin. Il attirait l’attention pendant quelques instants, puis les gens se laissaient et continuaient leur route. Ce manège continua de la sorte pendant quelque temps, jusqu’à ce que Rigga se lève abruptement, remuant la queue énergiquement. Elle jappa deux ou trois fois avant de déguerpir dans la foule, faisant bousculer plusieurs piétons qui lui lancèrent des injures.

-Rigga!

Kei appela la chienne sans succès, puis partit sans hésiter après elle, de peur de la perdre de vue comme Sinak. Après quelques courtes minutes de course, l’animal s’arrêta finalement pour renifler quelque chose qui trainait au sol. L’enfant en profita pour la rattraper et se pencha ensuite par curiosité pour observer à son tour ce que Rigga avait déniché. Il hésita pendant quelques secondes sur la nature de la chose qui reposait à ses pieds, avant de réaliser avec surprise ce que c’était.
Ou plutôt qui c’était.

-Sinak!!

Le nain gisait là, au sol, d’une façon plutôt pitoyable, dans une fâcheuse position. Il semblait être inconscient et les habitants de Pacem Minara de leur côté ne semblait se préoccuper de lui. À vrai dire, les trois compagnons de voyage se faisaient heurter de partout tandis que Kei essayait de tirer Sinak hors du pétrin. N’ayant toutefois pas beaucoup d’aptitudes physiques, le garçon n’arrivait pas à déplacer son ami, qui, à ses yeux, semblait peser des tonnes. Ce fut seulement avec l’aide ultérieure de Rigga, qui agrippa avec sa gueule les vêtements de son maître, qu’il réussit à le sortir de la place publique. Maintenant assis dans le recoin d’une ruelle, Kei reprit son souffle. La journée tirait à sa fin et le ciel commençait lentement à prendre des teintes orangées et rosées. C’était joli, mais jamais aussi beau qu’un coucher de soleil de la forêt. L’enfant regarda le nain, toujours sans connaissance. Il essaya de l’appeler, de le réveiller en l’agitant délicatement, mais tous ses essais furent en vain, impossible de réanimer Sinak. Ne sachant que faire, Kei décida de se reposer et appela Rigga pour qu’elle vienne à ses côtés. Il se recroquevilla sur lui-même et se blottit contre Sinak, suivi de Rigga qui l’imita. C’était la meilleure chose qu’il pouvait faire, une des seules qu’il avait apprises. Pour lutter contre le froid, il avait l’habitude de se pelotonner ainsi avec ses frères et sœurs dans un coin de la maison, pour que chacun bénéficie de la chaleur corporelle de l’autre. C’était de cette manière qu’ils arrivaient à surmonter les plus rudes et difficiles nuits d’hiver. Kei savait que les nuits pouvaient être froides, même en des jours d’été comme ceux-ci et il ne souhaitait pas voir la condition de Sinak s’aggraver. La tête accotée contre l’épaule de son compagnon, il ferma les yeux, puis s’endormit.

Sinak sentait qu’il revenait lentement à lui. Il ne le réalisait pas encore ; c’était son subconscient qui le poussait de plus en plus vers le monde où les gens vivaient, vers ce monde qu’il haïssait et chérissait à la fois, sans s’en rendre compte. Progressivement, les bruits apparurent, puis les odeurs, et enfin la sensation de son propre corps, blessé, couvert de bleus, froid, mais bien vivant.
Brusquement, le nain ouvrit les yeux. La noirceur accueillit son regard. Cependant, Sinak savait qu’il ne s’agissait pas de la même noirceur que celle de laquelle il venait de sortir. Le noir dans lequel il avait baigné quelques instants plus tôt était un noir où rien n’existait, pas même le temps. Si c’était un paradis ou bien un enfer, Sinak ne saurait dire, mais il savait toutefois bien assurément que ce lieu n’était pas fait pour les nains, pas plus que pour les elfes ou les humains. C’était un lieu où la pensée ne pouvait exister, et en conséquent, un lieu ou aucune créature dotée d’intelligence ne pouvait vivre. Le nain frissonna. Il se trouvait sur le bord d’une ruelle sale, puante et probablement dangereuse, mais il était étrangement heureux d’être de retour. Comme pour arranger davantage les choses, Kei et Rigga étaient tous les deux à côté de lui. Sinak ne savait pas comment ils s’étaient retrouvés ici, ni combien de temps s’était écoulé depuis que les terribles mâchoires de la noirceur s’étaient refermées sur lui, l’avalant tout rond. Cependant, ces détails l’intéressaient peu. Il devait d’abord s’assurer que ses amis allaient bien.  

Essayant de ne pas faire trop de bruit et bouger le moins possible, Sinak se pencha et regarda Kei. Le garçon ne semblait pas blessé, et sa respiration était calme et régulière. Rigga était également profondément endormie. Rassuré, le nain lâcha un léger soupir.

Mais ils doivent avoir faim. Ils ne sont pas aussi faibles et affamés que moi, mais leur ventre est tout de même vide. Au matin, nous devons absolument se trouver de la nourriture. Et un logement.  

Sinak s’imagina une petite, mais chaleureuse pièce, bien chauffée et pas trop humide. Au milieu, il y aurait une table. Sur la table, trois grands plats de nourriture. De la viande fraîche, du fromage, du pain moelleux et des légumes. Il pouvait quasiment sentir la bonne odeur de ces aliments. Ah, et au milieu, il y aurait aussi une grande cruche de vin. Ou peut-être quelque chose de plus fort…

Le nain fut tiré de ses rêveries lorsqu’il entendit un léger toussotement non loin, à sa droite. Lentement, il tourna la tête et vit une forme couchée dans la rue. Sinak savait que ses amis et lui étaient dans l’ombre, et que s’ils ne feraient pas de bruit, la personne ne les remarquerait pas. Néanmoins, il avait toute son attention concentrée à présent sur l’humain ou l’humaine dans la rue, sa faible main tremblante posée sur Kehlar. Il devait être prêt à tout.

L’étranger ou l’étrangère se releva difficilement et d’après sa posture et ses mouvements, Sinak comprit qu’il ou elle était blessé. Ce qui suivit le laissa sans mots. Une scène qui lui rappela les sombres temps de la guerre. Il vit la personne se soigner elle-même, usant la magie. La personne avait un don! Elle était une de celle qui l’aiderait à retrouver Viadhanga, peut-être. Viadhanga était un artéfact crée par ceux qui étaient appelés «élus». Viadhanga était leur essence.

Pendant ce court instant quand l’énergie utilisée par l’élue avait émit une faible, mais considérable lumière étant donné la noirceur environnante, Sinak avait eut le temps d’observer convenablement ses traits. Il savait qu’il n’oublierait pas le visage de cette femme.

Longtemps après que l’élue soit partie, complètement rétablie, le nain laissa son regard scruter la noirceur, luttant contre le sommeil. Il devait rester éveillé. S’endormir ainsi serait beaucoup trop dangereux.

Sinak écouta donc les nombreux bruits de la nuit, et observa le ciel passer lentement du noir au gris. Pendant un temps qui lui sembla une éternité, il regarda le brouillard se lever progressivement, puis apparaître les premières lueurs du matin. Enfin, il entendit des gens s’agiter autour, dans les sombres demeures. Là seulement, il osa réveiller ses compères.

- Rigga, Kei, chuchota-t-il en les secouant. Nous devons partir d’ici, maintenant.