Je me pressai contre le mur en appuyant mon oreille contre sa paroi froide afin de mieux entendre. Dame Selda était avec un couple venant du Haut Quartier qui voulait adopter un enfant de l'orphelinat.
"Nitaka? Petite et maigre...genoux constamment éraflés..."
J'arrêtai d'écouter pour un instant et regardai mes genoux avec étonnement, puis, j'haussai les épaules. Qu'est-ce que cela peut bien faire qu'ils soient éraflés?
Je prêtai de nouveau attention à la conversation.
"Non, elle est très malcommode et très malpolie...Têtue et...Non, calme, surtout pas! ... Trop bavarde... Menteuse et même voleuse..."
Je souris. Dame Selda faisait évidement tout pour qu'ils me choisissent. Elle faisait toujours ça, comme si elle refusait que nous partions d'ici. Pourtant, j'aurais juré qu'après tout ce que j'avais fait, n'importe qui aurait voulu se débarrasser de moi...
Évidement, le couple du Haut-Quartier ne me choisira pas, ni moi ni aucun autre enfant de l'orphelinat. Tant mieux, je ne désire pas être adoptée.
La conversation venait à un point intéressant. Mon nom. J'entendais des exclamations étonnées venant du couple et je dus me retenir pour ne pas rire, alors que Dame Selda expliquait calmement ce qui était advenu de mon nom.
Mon nom est tout ce qui me reste de ma famille. Personne ne le connaît ici sauf moi-même. J'ai dis à tout le monde que je l'ai oublié et ils m'ont crue. Je mens bien.
"Choc émotif, troubles de mémoire" disaient-ils gravement en hochant la tête avec tout leur sérieux.
J'ai décidé de le garder pour moi, car il est à présent l'unique chose qui m'appartient et qui fait de moi ce que je suis. Je ne voulais pas qu'il y ait des gens qui l'utilisent pour me gronder comme ils le font avec les autres.
"Mademoiselle Dalivan, venez ici tout de suite!" Ils appellent ainsi ma voisine de lit de dortoir. Je ne voulais pas qu'ils utilisent le mien ainsi, à droite et à gauche. Mon nom, il m'appartient à moi toute seule et fait partie de mes tristes souvenirs d'enfance. Tout le monde m'appelle simplement Nitaka, et c'est parfait ainsi.
Lorsque ce bonhomme m'a conduit au nouvel orphelinat, je ne savais pas à quoi m'attendre. J'avais 10 ans à l'époque et je venais de vivre l'équivalent de vingt ans peut-être en événements en dedans d'une année. J'ai vieilli considérablement et contre mon gré durant la guerre.
Tout a commencé quand un beau soir, j'ai perdu mes parents. Dans le temps, je n'avais pas comprit ce qui était arrivé. Je me rappelle seulement avoir eu très peur alors que ce parfait inconnu à l'expression rude et au ton sec me tirait de la maison en feu. Ensuite, il m'a balancée par dessus son épaule et m'a emmenée loin de mon village. Je n'ai réalisé que beaucoup plus tard que cet homme m'avait sauvé la vie ce soir là.
Il m'a amenée au camp des réfugiés où les gens ont plus ou moins prit soin de moi. J'ai longtemps attendu pour revoir mes parents, jusqu'à ce qu'un jour je comprenne que je ne les reverrais jamais. Ce jour là, cet homme qui m'a sauvée du feu m'a prit dans ses bras et nous avons pleuré ensemble. Depuis ce jour, il n'a cessé de prendre particulièrement soin de moi. Au début j'étais hostile envers lui, même après ce moment où tous les deux trop fatigués et désespérés nous avons sangloté ensemble, parce qu'il n'avait pas le droit de se prendre pour quelqu'un qu'il n'était pas. S'il pense qu'il peut remplacer mon père, il a tort, me disais-je. Puis, un beau jour j'ai compris que je l'aimais, peut-être comme un oncle ou bien comme un grand-père, et ce jour là, il est mort, me sauvant une nouvelle fois la vie lors d'une attaque.
C'est alors que je me suis retrouvée seule pour de bon. Heureusement, c'était la fin de la guerre. J'ai erré seule pendant un moment, puis j'ai habité peu de temps chez une vieille dame que je ne connaissais pas, mais qui a bien voulu m'accueillir.
Cependant, cette dame était atteinte d'une maladie mortelle et bientôt, elle fut trop malade pour s'occuper de moi, et moi, j'étais encore trop jeune pour prendre soin d'elle comme il le faut. J'ai essayé de lui trouver un docteur, mais il n'y en avait pas. C'était le chaos, le désordre total.
Ainsi, la vieille dame a rendu l'âme plus vite que je ne l'avais pensé. Elle est morte paisiblement dans son lit, me laissant l'horreur de découvrir son cadavre froid et affreux comme la mort. Je suis alors sortie de la maison en pleurant et en hurlant, me demandant si j'apportais le malheur aux gens, si j'apportais la mort.
Puis, le bonhomme m'a trouvée sur le bord d'une rue, loin loin de la maison de la dame. Je m'étais rendue là sans boire ni manger, guidée par mon instinct et ma détresse. Le bonhomme qui m'a trouvé m'a conduit dans une grande grande cité aux murs imposants et m'a placée dans cet orphelinat dans lequel je vis maintenant depuis deux ans.
La vie n'y est ni bonne ni mauvaise. Nous sommes tous nourris et logés, mais tous les enfants ont cette expression éteinte au regard, hantés par leur triste passé. Ils souffrent tous de blessures profondes et inguérissables. Ils portent sur leurs maigres épaules le poids trop lourd de leurs souvenirs trop douloureux. L'innocence est absente à l'orphelinat, tous les enfants ont été témoins des horreurs de la vie.
J'ai été ainsi moi aussi, jusqu'à ce que Dame Selda nous parle enfin sérieusement et sans détours. Quand elle nous a parlé, j'ai eu pour la première fois la satisfaite impression qu'elle ne parlait pas à des enfants, mais à nous, ceux que l'enfance et l'innocence avait cruellement rejetés vers un monde de tristesse perpétuelle.
"Je ne sais pas tout ce que vous avec vécu, et peut-être que je ne peux pas même me l'imaginez. Mais peu importe les épreuves que vous avez traversées, vous avez survécu et vous êtes maintenant ici. La vie est dure, mais vous devez lui prouver qu'il en faut plus que ça pour vous vaincre. La vie est faite pour se battre, alors battez-vous au nom du ciel pendant que vous le pouvez encore! Battez-vous et défiez ce que la vie vous a imposé!"
Cela m'a prit trois jours pour assimiler et comprendre les paroles de Dame Selda, mais quand je les ai comprises, j'ai senti quelque chose de nouveau en moi. Comme un feu qui avait prit vie et qui désormais était prêt à brûler éternellement, peu importe les coups de vents. Je sus à cet instant où la détermination s'était installée en moi, que plus jamais mon feu n'allait s'éteindre.
Ainsi, j'ai commencé ce long processus de plusieurs mois qui allait me permettre de vivre à nouveau. C'était difficile, mais je refusais d'abandonner. Lentement, je me suis rappelée de mon enfance, et je me suis forcée mentalement à la revivre. Je me suis souvenue comment jouer, comment faire des mauvais coups, comment m'amuser. Ce n'est pas venu tout seul, mais au final j'ai réussi. C'est ainsi que je suis devenue la fille aux genoux éraflés que dame Selda a si bien décrit à ce couple du Haut Quartier. Peut-être impolie et malcommode, mais "amicale et aimable", comme le dit souvent le chef cuisinier, et pleine d'espoir et de vie.