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La Paix - Il regarde droit devant lui. Là où se trouvait auparavant d'immenses plaines d'herbes hautes et d'épaisses forêts, là où il cueillait des fleurs sauvages rouges et blanches, là où il a passé tant d'années et là où il est revenu, se dresse un mur. Un long mur, qui s'étend de sa gauche à sa droite. Un haut mur, qui semble toucher le ciel azur. Un mur qui a été construit là, au milieu de nul part, et qui défie toute personne d'y grimper. Une structure encore plus imposante que celles dont il rêvait la nuit. Il se sent petit, minuscule, à la vue la mer de briques claires qui s'élève tout près de lui.
Il hésite. Devrait-il le toucher? Il est avide de savoir ce qui se cache derrière le mur: un projet secret des Normaux? Une base militaire clandestine des Élus? Aurait-il découvert un vestige de la Guerre des années passées? Ou bien la Paix serait-elle condamnée à échouer, et les combats, destinés à être repris? Son propre Don lui permet de voir le passé, mais, comme ses semblables, il ne le maîtrise pas. Les Académies ont toutes été forcées de fermer leurs portes à la suite de la victoire du clan ennemi. Il approche un à un ses doigts, lentement, alors que son coeur se déchaîne dans sa poitrine. Il ferme les yeux, respire. Il sent le contact de la paroi rugueuse contre sa main tendue. Quelques secondes passent, mais il entend encore les mêmes voix, les mêmes coups d'enclume, la même agitation qui emplit l'air. Une autre seconde, puis tout devient noir.
L'Avant-guerre - Il ouvre les yeux, et réprime un sourire: il a réussit. Il ne sait pas pour combien de temps encore il pourra se promener dans le passé ainsi. Les maigres expériences qu'il a vécues lui promettent une ou deux heures d'exploration, mais remonter aussi loin dans le temps est difficile. Il se met à accélérer. Seul lui peut entendre le rythme de ses pieds qui résonnent sur la pierre taillée: il est pour ainsi dire un fantôme. Les gens ne s'arrêtent pas pour éviter de foncer dans ce gamin qui court comme un fou dans la rue. Ils passent au travers sans problème. Le jeune garçon, lui, tente d'explorer le plus rapidement possible. Il lui arrive d'entendre le tic-tac lointain d'une horloge provenant de l'habitation d'un Noble, qui lui rappelle chaque seconde qui passe. Dans sa course effrénée, il aperçoit le scintillement des pierres précieuses et du métal d'un Nain forgeron. Il hume l'odeur alléchante de ces pâtisseries aux fruits, fines et craquantes, tout juste sorties des fours d'un Elfe. Il en profite pour respirer l'air d'avant, l'air qui ne pesait pas lourd sur les épaules des Élus. Parfois, il ralentit et observe une femme humaine au sourire éclatant tenir la main à une fillette aux oreilles pointues, un enfant faire léviter son train en bois autour de lui sans gêne, un patrouilleur à la mine paisible s'occupant du contrôle matinal de son district. La vie d'avant, l'équilibre, se déroule paisiblement sous ses yeux, comme une pièce de théâtre où chacun tient son rôle.
Soudain, il s'arrête, ayant atteint son but. Le monde autour de lui continue à avancer, mais lui voudrait rester là pour toujours. Il lève la tête, tentant de rester impassible même si la tristesse et la nostalgie s'emparent de lui. Il ne veut pas que cette image s'efface. Là-bas, les arbres se balancent au gré du vent de ses souvenirs. Chaque détail de la grande porte de bois dont il se rappelle est présent. Et au dessus, taillée dans le meilleur chêne des humains, ornée des plus belles feuilles d'or des Elfes et encadrée du plus résistant des aciers des Nains, la devise trône là, attirant l’œil de tous les passants: "
Discere, Vivere, Unire". Apprendre le Don. Vivre fidèlement. Unir le peuple. Dans le hall de l'Académie de la cité d'Aweldiess, ces trois phrases résonnaient chaque jour, dites et redites par les quatre cents étudiants. Il partait de chez lui très tôt le matin, seulement pour les entendre et rêver, sur le chemin menant vers le marché, de les prononcer un jour. Dans ce temps, on prônait l'équilibre et l'harmonie entre les Élus et les Normaux, on voulait les unifier pour en faire un seul peuple.
Sauf pour l'Académie, Aweldiess n'était pas très populaire auprès des autres citoyens, ni très reconnue dans le Royaume. C'était une modeste forteresse ceinturée d'une forêt dense et quasi-impraticable. Elle était donc isolée d'une certaine manière, mais on arrivait à y vivre en paix. Les nains avaient réussi à tolérer les Elfes, les humains s'étaient taillés une place. Chaque artisant pouvait vivre du fruit de ses mains, on y mangeait à sa faim. Les rues étaient joliment décorées de fleurs et d'arches de pierre, le lierre grimpait aux façades des édifices de briques blanches. Les gens souriaient, habillés de vêtements simples. Il y avait parfois des concerts de musique dans le pavillon du grand jardin verdoyant qui faisait office de place centrale. Le bâtiment principal était un peu plus luxueux, enjolivé grâce à de magnifiques vitraux colorés. C'était là où il avait vécu les premières années de sa vie. C'était un endroit sans histoire, dont on ne faisait pas de grandes éloges dans les épopées et dont on ne chantait pas les louanges de ses héros. Pourtant, c'est à cet endroit là que commença la plus grande guerre de l'histoire.
L'Événement - La lumière du Soleil s'affaiblit. Il se force à respirer calmement. Il sait ce qui s'en suivra, il l'a déjà vécu. L'horloge s'assaille de son continuel tic-tac, une seconde à la fois, comme une forme de torture. Elle fait le décompte des dernières secondes de paix, des dernières parcelles d'innocence et d'entraide. Il voudrait avertir ces trois professeurs qui sortent de l'Académie, mais ils ne l'entendent pas. Il crie de toutes ses forces dans sa dernière lueur d'espoir. Le plus vieux des trois s'arrête. Regarde dans sa direction, un instant. Il plisse les yeux, puis un sourire résigné se dessine sur ses lèvres. Il détourne la tête et rejoint ses pairs... Un groupe d'enfants joue dans le jardin voisin. Une femme embrasse tendrement son mari. Les derniers rayons du soleil disparaissent derrière la muraille, un à un, jusqu'à ce que les rues ne soient illuminées que par les torches. Il veut courir, s'enfuir, se rouler en boule, mais son corps reste immobile, paralysé par l'idée que des souvenirs oubliés prennent à nouveau vie.
Puis, soudain, il y a ce son qui brusquement couvre le bruit des ronflements et des respirations ensommeillées. Un son indéfinissable, qui fait vibrer toute la cité. Les murs tremblent, les fleurs s'affaissent. Le son caractéristique du Don est habituellement inoffensif, mais cette fois, il résonne à une force si grande que le garçon est forcé de sortir de sa stupeur pour se boucher les oreilles et tenter de retrouver le silence. Tentative infructueuse. Après quelques secondes de torture, le calme revient. Elfes, Nains, ou Humains, Élus ou Normaux, ouvrent portes et fenêtres et regardent en direction du bâtiment principal. Un des enfants qui jouait auparavant se met à pleurer. Quelqu'un, plus loin pousse un cri. Puis un autre. La panique se faufile dans toutes les interstices, gronde dans les esprits, gonfle à mesure qu'on voit. Au loin, des ombres aux formes indistinctes, noires comme l'encre, courent et glissent sur les pierres taillées, les arches de pierre, les briques blanches et les toits. Elle englobent tout être vivant qui se trouve sur leur passage, et n'en laissent que les os, dispersés pêle-mêle. Les fleurs délicates des plates-bandes sont arrachées sans merci, les arbres brûlent. Une ombre passe près de lui, faisant drastiquement chuter la température. Il se met à grelotter et tombe à genoux dans la mer noire mortelle à ses pieds. Elles ne peuvent lui faire du mal, et pourtant, il a peur. Il veut partir. Il regrette d'avoir posé sa main sur ce mur maudit. À cause de sa curiosité, il est condamné à assister au meurtre sauvage des gens aimables qu'il avait côtoyé, tandis que l'harmonie et la paix volent en morceaux tout autour de lui. Il ne veut plus voir les amis qu'il avait oublié ressusciter pour mourir à nouveau , il ne veut plus entendre l'horrible sifflement qui avait hanté ses nuits pendant des mois.
Le gouverneur d'Aweldeiss était cruel, fourbe et avide de pouvoir. Sous un excès de colère, impulsivement, il avait décidé de tout brûler, tout anéantir de la cité dont il était responsable, pour prouver aux autres l'étendue de son Don, de même que pour remplacer le Roi. Tel on décrit l'Événement dans les livres d'histoire. De la forteresse, il n'était resté que quelques cheminées elfiques encore fumantes, des étals de bijoux brisés, et une devise piétinée, enfouie dans le sol. S'il y eut des survivants, ils ne furent jamais retrouvés, identifiés et interrogés; on avait bien plus à se préoccuper que de pleurer des morts que l'on ne connaissait pas. Le jour d'après, aux oreilles des Normaux, "
Discere, Vivere, Unire" avait changé. Dans ces endroits clos, où l'on ne pouvait entrer que sur invitation, on apprenait à blesser et à tuer, on vivait pour le moment où le Don dominerait tout être vivant et on s'unissait pour mieux régner.
En quelques instants, la balance qui retenait d'un côté Normaux et de l'autre Élus avait été déséquilibrée et le destin du Royaume, changé.
Il se tient debout, seul, au milieu de squelettes et de cendres. Les rues agitées sont soudain devenues trop calmes, et l'air, lourd. Des larmes amères roulent sur ses joues et tombent une à une sur le train en bois qui gît à ses pieds. Elles tombent à un rythme régulier, comme le tic-tac d'une horloge. Elles tombent et comptent les premières secondes de la Guerre.
La Guerre - Tout devient noir. Il ne peut ni bouger ni penser. Il pense en avoir fini de ces visions du passé qui lui donnent envie de vomir. Au final, il n'a pas découvert le secret du mur. Peut-être est-ce mieux ainsi. Il rêve déjà de retrouver le camp de réfugiés, sa tente, son lit et la paix de son esprit, mais flotte entre deux époques, sans trop savoir où se diriger. Est-il vraiment perdu? Il n'a rien à quoi s'accrocher.
Puis, il remarque la lumière. Les couleurs se saturent, les contours se définissent, mais au lieu d'un amalgame inerte de roc et de briques, ce sont des soldats vivants qui commencent à s'agiter devant lui. Il ne parvient pas encore à définir leurs traits, mais il reconnait à coup sûr la couleur de leurs étendards. Des Hommes en armure d'acier se hâtent de prendre armes, casques et boucliers. Des Elfes tendent la corde de leurs arcs, vérifient d'un coup d’œil le contenu empoisonné de leur carquois. Quelques Nains au loin font danser leur hache tranchante. Soudain, le bruit des trompette et la fin d'un discours, entrecoupés de cris de guerre effrayants. Le vacarme est intense, barbare. Il y a le hennissement des chevaux, le claquement des drapeaux, le rythme des tambours. Ils sont nombreux, ils sont vigoureux, ils sont confiants. Et surtout, ils ont un dernier combat à mener.
Il se trouve entouré de ses ennemis.
Des ennemis qu'il connait bien. Des ennemis qui tentent de compenser leurs faiblesses par une pitié animale, eux qui n'épargnent aucun de leurs opposants, qui pillent, saccagent et brûlent des villages et des campements durant la nuit, ne laissant sur place qu'un amas de cadavres empilés les uns sur les autres et quelques objets sans valeurs. Des ennemis qu'il a été forcé de combattre la peur dans le ventre, des ennemis desquels ont péri ses meilleurs amis, les seuls qui lui restaient. Il voit des jeunes Humains de son âge, qui, tout comme lui à pareille date, ont épée et bouclier en main. Il y en a dont on peut lire sur leurs traits la peur de mourir, mais aussi d'autres, plus effrayants, qui ont le rictus victorieux et les yeux glacés de leurs homologues adultes. Est-ce vraiment juste de transformer l'innocence en machine de guerre, alors que la victoire est assurée?
Il sent son coeur se serrer lorsque son regard croise de nouveau ces fanions, blancs comme neige, qui le terrorisaient à chaque fois qu'il était dans les premiers rangs. L'ironie, au début de la Guerre, voulut que les dits sauveurs du Royaumes aient choisi la couleur de la pureté et de la paix pour les représenter, alors que c'étaient ces mêmes fanions qui se trouvèrent souillés du rouge d'un sang versé bestialement, sans aucune loi, équité, droiture, sans aucune compassion. Sans aucun coeur.
La Guerre avait commencé 7 ans auparavant, à la suite de l'Événement. L'angoisse se répandit à mesure que la nouvelle fut propagée d'oreille en oreille, de ville en ville. Si un seul homme pouvait anéantir une forteresse en une nuit, qu'elle était la véritable force des Académies? Les Normaux eurent soudain crainte de l'ampleur des dons des Élus. Des extrémistes, des généraux de guerre, et des hommes ordinaires qui ne souhaitaient que protéger leur femme et leurs enfants, crièrent sur les places publiques, tuèrent leurs rivaux et firent jallir les premières étincelles de la révolte. Dans les deux camps, on prit les armes et on enrôla d'abord les volontaires, puis tous ceux qui étaient en état de combattre, hommes et femmes, vieillards et enfants. Les Normaux se donnèrent le titre de
Sauveurs, alors que les Élus, attaqués de tous les fronts, se regroupèrent en une organisation nommée
Daya. Les Normaux traquaient et assassinaient sans cérémonie tout suspect, alors que les Élus fuyaient, laissant derrière eux foyer, échoppe et souvenirs, pour aller se réfugier dans des baraquements cachés au plus creux des forêts. Ils avaient commencé par des cibles faciles; les Académies furent dévorées par les flammes, les Maîtres battus et laissés au milieu de la rue comme exemple, les boutiques des Magiciens saccagées et pillées, les terrains d'entraînements mis sous surveillance à toute heure du jour et de la nuit. Au prix de milliers de vies, ils eurent le Royaume entier à leurs pieds, des citées sylvestres aux forteresses rocheuses, en passant par les petits villages côtiers et les ports de commerce. Seulement, la soif de sang enchanté des Normaux ne s'arrêta pas là. Non content de leurs trônes dorés, ils organisèrent des expéditions aux confins des territoires inconnus. Ils dénichèrent, un par un, chaque campement d'Élus et décimèrent durant 6 autres terrifiantes années les dernières poches de survivants. La guerre se poursuivit jusqu'à cette dernière bataille, celle qui réduisit
Daya au silence. Il la voyait là, se bâtir sous ses yeux impuissants.
Ils ne peuvent le voir, mais lui peut maintenant distinguer chaque détail d'une barbe ou d'une cotte de maille. Guerriers, archers, cavalerie prennent position dans les rangs et quittent le baraquement sous le tonnerre des tambours. Il ne lui reste pour seule compagnie que le crépitement des feux.
La bataille des Tomars fut le dernier de tous les affrontements, et le plus cruel. Ils s’installèrent, et crièrent insultes et injures. Ils firent tinter le métal de leurs armes contre leur bouclier. Ils sonnèrent les cornes de guerre. Ils s'agitaient dans les rangs, refrénant l'impatience de tuer en ricanant. Les soldats entrèrent comme les vagues d'une tempête en mer. Ils piétinèrent les fleurs qu'on avait planté, s'acharnèrent sur les portes des maisons où se cachaient les orphelins. Ils évitèrent les quelques boules de feu et éclairs de foudre qu'on leur lançait. Ils massacrèrent ces loups et ces ours qui les attaquaient. Ils finirent par acculer les plus forts au mur, et les anéantirent.
Ils arrivèrent au pied des fortifications au petit matin. Ils partirent au coucher du soleil, laissant derrière eux que des cendres.
La Paix - La noirceur efface peu à peu les contours du campement et ceux des tranchants d'acier. Il s'efface peu à peu de la scène douloureuse d'une la marée de cadavres meurtris. Il se recroqueville en serrant le pendentif qui est attaché à son cou. Il n'a plus la force de se diriger, ni même de penser. Il flotte dans le néant et dérive vers une direction qui lui est inconnue. Il se laisse transporter. Il se perd dans son Don. Il a abandonné.
Puis, la gravité reprend ses droits. Il tombe de haut, mais lorsqu'il sent ses pieds toucher la terre, il ne subit aucun choc. Du bout de ses doigts, il palpe une surface rugueuse et imparfaite. Il dessine le contour d'une brique, puis d'une autre. Il hume un air plus pur que celui des combats, saturé du parfum de fleurs sauvages rouges et blanches. Le vent de la plaine joue dans ses cheveux. Il se risque à entrouvrir ses yeux, craignant qu'un nouveau massacre se déroule devant son impuissance, mais il n'aperçoit qu'un mur. Un long mur, qui semble se poursuivre jusqu'à l'infini. Un haut mur, qui pourrait rivaliser avec la taille des chênes elfiques. Un mur qui est apparu là où il n'y avait qu'herbes hautes et denses forêts. Il éloigne lentement sa main. Il se force à respirer calmement, mais le flot d'émotion qui déferle dans son esprit lui fait perdre l'équilibre. Il ne peut plus se tenir debout, et tombe à genoux. Sa tête heurte une pierre alors qu'il glisse dans les ténèbres. Il ne bouge plus. Il ne respire plus.
Non loin de là passent deux hommes qui tirent un chariot rempli de planches de bois et de sacs de grain. Ils ont tous deux une dague et une maigre bourse à la ceinture. S'arrêtant auprès du petit corps inerte, l'un se penche pour tâter le pouls et acquiesce aux dires de son compagnon. Il prend le garçon dans ses bras et le dépose le plus délicatement possible au milieu de la cargaison.
- Bienvenue à Pacem Minara, p'tit gars.
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