Faux départ (pv: Ada)

Sinak balaya une dernière fois la pièce du regard. Il avait refait le lit et ouvert les rideaux. La chambre était prête à accueillir son prochain hôte. Le nain baissa les yeux. Pour une raison qui lui échappait, il se sentait triste. Il avait fini par apprécier cette pièce aux couleurs cramoisies et à l’odeur de renfermé. Elle était chaleureuse et confortable. Cependant, Sinak pouvait déjà voir qu’elle n’était plus la même. Il n’y avait plus d’enfant debout, le visage appuyé contre la fenêtre, une main écartant les rideaux jaunis, tout comme il n’y avait plus d’humaine étalée sur le lit, grimaçant et pestant contre le soleil que le garçon venait tout juste de faire rentrer. La chambre était vide, même Rigga avait quitté son coin habituel. Lentement, elle sortit de la pièce et entreprit de descendre prudemment les escaliers. Sinak eut de nouveau un pincement au cœur en réalisant qu’il la privait de refuge au pire moment. Cependant, il n’y avait rien qu’il puisse faire. D’un geste décisif, il barra la porte de la chambre 106.

Il descendit dans la taverne et se posta au comptoir. Ada était occupée à servir des clients, alors qu’un jeune garçon faisait des allées et sorties dans la cuisine. Visiblement, ils avaient déjà beaucoup de travail et la boucane sortant des cuisines témoignaient de la pression sous laquelle œuvraient les employés stressés. Sinak n'interpella pas la tavernière immédiatement, il attendit qu’elle se soit libérée pour l’aborder. Il n’était pas particulièrement pressé et même s’il l’était, précipiter les choses n’aurait aucunement accéléré l’exécution de ses plans pour aujourd’hui.

-Voilà la clé, j’ai barré la chambre. Merci de m’avoir laissé rester tout ce temps, bonne journée Ada, dit-il lorsqu’il eut l’attention de la femme.

Il déposa sans bruit la clé sur le comptoir. Il l’observa un instant en se disant qu’il aurait peut-être dû en faire un double, puis il chassa rapidement cette pensée et se détourna de la tavernière. Le nain se concentra ensuite sur l’idée qu’il n’avait plus rien à faire ici et commença à s’éloigner.

Sinak resta pantois avec la clé dans la main. Ce ne fut que lorsqu’un autre nain le bouscula en lui grommelant de ne pas rester dans le chemin qu’il bougea enfin. Contrairement à son habitude, il ne prit pas la peine de répondre au nain et sortit dehors. Il ouvrit sa main moite et constata que la clé y était encore. Refoulant sa fierté personnelle, il la rangea dans sa poche. Rigga avait besoin d’un endroit sécuritaire maintenant, après tout. Rejeter l’acte tout autant généreux qu’inattendu de Locke et d’Ada serait tout simplement égoïste et stupide.

-Viens Rigga! On retourne, dit-il à sa chienne.

Lorsqu’il rouvrit la chambre, elle lui sembla plus accueillante qu’avant. Sinak écarta les rideaux et s’installa sur le lit à la manière de Locke, en échappant un soupir de soulagement. Ada avait parlé d’aller la remercier. Le problème était que Sinak n’avait aucune idée d'où elle se trouvait et chercher parmi les ruelles dangereuses du marché noir n’était pas une idée qui l’enchantait particulièrement. De plus, chercher quelqu’un simplement pour lui dire « merci » n’était pas vraiment dans son style.

Quelle perte de temps… se dit le nain.

Cependant, il avait l’impression qu’il devait quand même faire quelque chose pour démontrer sa gratitude. Il se leva et ouvrit pensivement la fenêtre. Une ruelle particulièrement étroite où Locke passait souvent son temps à parler à des gens aux allures dangereuses s’offrit à son regard. Cela donna brusquement une idée à Sinak et il s’empressa de descendre dans la taverne. Il commanda une bouteille de vin rouge et demanda des restes de nourriture à donner à Rigga, tout en toisant avec dédain le garçon de cuisine qui s’était agenouillé à côté de lui comme d’un enfant. Mal à l’aise, celui-ci lui apporta rapidement ce qu’il avait demandé et Sinak emporta le tout dans sa chambre sans le remercier. Arrivé en haut, le nain fouilla dans sa besace et en sortit une vieille chemise qu’il ne pouvait plus porter sans ressembler à un épouvantail. Ensuite, il ouvrit la bouteille et trempa son doigt dedans. Maladroitement, il traça cinq lettres sur le tissu gris. Il n’était pas certain que « merci » s’écrivait effectivement de cette manière ni que Locke savait lire – pourquoi saurait-elle d’ailleurs? – mais Sinak avait l’impression qu’elle comprendrait tout de même. Il aurait voulu ajouter « passe quand tu veux », mais ses faibles connaissances de l’écriture ne le lui permettaient pas. C’était sa mère qui avait tenté de lui apprendre l’écriture lorsqu’il était tout petit. Il se rappelait encore des pictogrammes, puis des lettres qu’il avait tracés sur le mur de sa chambre avec de la cendre, sous l’œil vigilant de sa mère. Plus tard, son père lui avait interdit de s’adonner à des occupations si futiles. Cependant, Sinak se rappelait encore très bien du mot « merci », qu’il disait souvent à sa mère.

Après avoir fini son travail, le nain ferma et cacha la bouteille, puis entreprit d’accrocher sa chemise aux rideaux de façon à ce que son « merci » soit visible pour quiconque regardant sa fenêtre. Sinak savait qu’il s’agissait probablement d’un plan stupide, qui attirerait les regards et le mettrait en danger, mais il s’en foutait pour une des rares fois. Satisfait, il quitta la chambre une fois de plus et partit dans la Bas-Quartier à la recherche d’un emploi. Il était grand temps qu’il commence à gagner un peu d’argent.