Ce qu'on peut trouver en forêt (pv: Nimai)

Nitaka mangeait en souriant. C’était quelque chose qu’elle faisait rarement, étant donné qu’elle n’était pas souvent assez heureuse pour garder un sourire permanent.

C’est malcommode être heureuse, se dit la jeune fille en rattrapant une vingtième fois avec ses mains noires de saleté une bouchée de purée qui avait échappé à sa bouche.

-Nitaka! Cesse de manger comme un cochon, sinon tu iras passer la journée à la porcherie à la place de venir avec tout le monde dans la forêt.

Même la menace de madame Selda ne parvint pas à retirer cette grimace stupide du visage barbouillé de purée de l’orpheline. Celle-ci jura intérieurement et lécha le fond de son bol, puis essuya sa bouche avec sa manche. Elle se leva, sauta par-dessus son banc et alla chercher une pomme et une poire dans le bol à fruits. Elle s’apprêtait à croquer dans la pomme, puis se ravisa. Elle plaça les fruits dans les deux seules poches de sa robe.

Je finirais mon déjeuner quand j’aurais fini d’être heureuse et de sourire. Peut-être sur le chemin de retour, quand le groupe quitterait la forêt que Nitaka attendait de visiter avec impatience. Bien sûr, cela n’arriverait qu’à condition que la jeune fille n’arrive pas à semer madame Selda et les autres enfants pour partir en expédition solitaire.  

À cette pensée, un air typique aux enfants préparant des mauvais coups apparût sur le visage de Nitaka. Ce même air faillit lui faire perdre les deux fruits alors que le groupe passait devant les étals des marchands dans les rues. Un vendeur qui lui fournissait gratuitement et contre son gré, depuis quelques temps, des collations quotidiennes, l’accusa d’avoir volé la pomme et la poire. Heureusement, madame Selda s’en mêla. L’orpheline ricana. Le marchand n’avait aucune chance contre la dame. Alors qu’ils s’éloignaient, Nitaka se retourna pour tirer la langue à l’homme dépité.

Lorsqu’ils sortirent enfin des immenses murs, la jeune fille poussa un soupir de soulagement, puis se mit à crier de joie. Bien que la ville était plutôt grande, Nitaka avait l’impression d’y être très à l’étroit, comme un escargot dans sa coquille. Les murs épais étaient collés contre sa peau et l’empêchaient de respirer, même quand elle était à des lieues de leurs parois.

Hors de Pacem Minara, le ciel était plus bleu, les oiseaux chantaient de meilleures chansons, les fleurs étaient plus jolies et l’air avait une odeur divine. Sur le sentier, madame Selda demanda à la jeune fille de cesser d’exprimer sa joie de façon aussi bruyante, car elle ferait fuir les animaux. Nitaka se tut aussitôt et se mit à regarder intensément à droite, à gauche et même dans les airs.

-Je suis sûre que je pourrais apercevoir un ours si je regarde bien, avait-elle déclaré aux autres enfants.

Soudain, elle entendit des branches bouger en arrière et se retourna juste à temps pour voir quelque chose détaler. Elle lança un regard aux enfants devant elle pour s’assurer qu’ils ne regardaient pas, puis recula lentement vers les buissons. Ensuite, elle disparut dans les fourrés à la recherche de l'animal. C’est un ours. Je suis sûre que c’est un ours, se disait-elle en courant.

Une brindille craqua au dessus d’elle et tomba près de sa tête. Nitaka s'arrêta aussitôt et regarda en haut.

Ce n’était pas un ours.

Nitaka observa la créature qui se trouvait debout sur une branche au-dessus de sa tête. Lentement, elle recula vers un tronc d’arbre, puis l’escalada sans difficulté. Elle s’avança sur une épaisse branche qui faisait face à celle sur laquelle se tenait la "créature" qu’elle avait dénichée. Arrivée à l’endroit où la branche se rétrécissait et commençait à tanguer sous son poids, l’orpheline s’arrêta et s’assit. Elle se mit ensuite à dévisager ouvertement le garçon à l’allure sauvage qui lui faisait face. Ses cheveux étaient aussi emmêlés que des brindilles dans un nid d’oiseau. Il était mince, sale et avait des haillons en guise de vêtements.
Comme les enfants normaux.
Par contre, à son dos étaient attachées de magnifiques ailes qui laissaient passer le soleil comme des vitraux. Nitaka les fixa intensément avec une sorte d’admiration. Elle les regardait de la même façon qu’elle fixait les pierres précieuses dans les vitrines. Avec émerveillement et envie.

-Tu les as fabriquées avec quoi, tes ailes? Demanda-t-elle enfin.

Comme le garçon ne répondait pas, elle enchaîna.

-Au début j’ai pensé que tu étais une fée, mais en te voyant de plus près je me suis dite que c’est impossible. Les fées sont belles, délicates, elles sentent bon et elles ont des beaux cheveux…ce qui n’est pas exactement ton cas. En tout cas, tes ailes de fée sont bien réussies. Tu peux me dire comment tu les as faites?

Nitaka faillit se fâcher lorsqu’elle dû de nouveau attendre pour une réponse qui ne vint jamais. Cependant, elle décida d’essayer une dernière fois. Elle sortit la poire de sa poche et la tendit au garçon.

-Tiens, mange ça.

Elle ramena le fruit vers elle et croqua dedans.

-Elle est très bonne, assura-t-elle la bouche pleine.

Elle croqua deux autres fois dedans avant de la lancer au garçon. Peut-être qu’après avoir mangé un peu, il serait plus enclin à lui répondre. Nitaka espérait qu’elle ne venait pas de partager sa nourriture pour rien.

Nitaka faisait le mort. De façon très réussie apparemment, puisque la fée stupide semblait la croire. La jeune fille respirait très peu et très lentement pour ne pas trop montrer signe de vie, alors que le garçon, léger comme une mouche sautait sur son dos. C’était presque amusant de sentir ses pieds toucher son dos sans que cela lui inflige la moindre douleur. Pas étonnant que les fées puissent voler, si elles pèsent si peu.

La jeune fille n’avait jamais rencontré de fées. Plusieurs personnes lui en avaient vaguement parlé, mais elle n’en avait jamais vu des vraies. Il n’était donc pas question que ce spécimen là lui échappe.

Alors qu’il était sur son dos, c’était la parfaite occasion de le capturer. Il suffisait de ne pas bouger pour ne pas le mettre sur ses gardes, puis de se revirer d’un coup et de l’attraper.

Nitaka ferma les yeux et détendit ses muscles le plus possible. Ensuite, brusquement, elle roula sur le côté, se releva et happa la fée surprise par le pied. Riant, l’orpheline ramena le garçon vers elle, puis le plaqua au sol.

-Si tu veux me tuer un jour, ce n’est pas comme ça qu’il faut s’y prendre, dit-elle en souriant.

Bien sûr, elle avait mal. Son atterrissage ne s’était pas exactement effectué en douceur. Elle pouvait ajouter une série de bleus et d’égratignures à la vaste collection qu’elle possédait déjà sur le corps. Toutefois, cela ne l’importunait pas tellement. L’orpheline était habituée aux petites blessures et ce n’était assurément pas ces dernières qui seraient responsables de sa mort.

-Alors la mouche, comment tu t’appelles? Moi c’est Nitaka.

Elle se releva, tirant la fée avec elle. La jeune fille avait une prise solide sur son maigre poignet et il n’allait pouvoir s’enfuir que s’il s’arrachait le bras.

-Maintenant tu vas me suivre, je vais te montrer à mes amis. Je leur avais promis un ours, mais toi tu es encore mieux, avoua-t-elle avec un sourire ravi.

Ensuite, sans prévenir, elle se mit à courir vers le sentier, tirant le garçon avec elle.

-Ne te débats pas, si tu te comportes bien, je vais pouvoir t’offrir un autre fruit croqué comme récompense, je sais que tu en raffoles, cria-t-elle en filant dans la forêt.

Sous peu, elle fut sur le sentier. Le groupe n’était pas loin. Elle entendit bientôt le son des voix entremêlées et le tambourinement d’une vingtaine de petits pieds sur le sol humide de la forêt.

-HÉ! REGARDEZ! J'AI TROUVÉ UNE FÉE MASCULINE! Hurla-t-elle.

Aussitôt, une dizaine de têtes se retournèrent. L’instant d’après, Nitaka se retrouva entourée d’un nuage de yeux, de mains, de cheveux et de voix. Elle resserra sa prise sur le poignet du garçon qui se débattait alors qu’un tas de mains prudentes s’étiraient vers lui à travers un essaim de paroles.

-Oh, il est tout petit!
-Regardez ses ailes!
-Est-ce qu’il est agressif?
-Ah ! Il m’a mordu!
-Il est tout sale!
-Est-ce qu’il est adulte ou c’est encore un bébé?
-Est-ce qu’il a un nom?
-Il pue!
-Est-ce que je peux toucher ses ailes?
-Est-ce que si je pince son nez il va devenir bleu?

Après un certain temps, Nitaka parvient à s’extirper de la foule et tira la fée avec elle. Elle grimpa sur une grande roche et fit face aux enfants.

-Personne n’a le droit de le toucher ou de lui faire mal, déclara-t-elle de son ton le plus autoritaire. C’est ma fée masculine, c’est moi qui l’a trouvé. Madame Selda, est-ce qu’il peut venir avec nous ? Il est tout seul. Ah et est-ce que je pourrais avoir une corde pour le tenir? Parce que sinon il va s’envoler.